Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec les dieux. Direction la Pchavie, région au Nord de Tbilissi très difficile d’accès, pour assister à une cérémonie religieuse.
En Géorgie, les régions montagneuses – la Pchavie, mais aussi la Khevsourétie ou la Touchétie -, ont préservé des rites ancestraux, au croisement de l’orthodoxie et du paganisme. Convertis au christianisme au XIIe siècle par la reine Tamar, les montagnards ont mêlé leurs anciennes croyances teintées d’animisme à leur foi nouvelle. Ils prient aussi bien Saint-Georges et la Vierge que K’viria et K’op’ala, divinités mythologiques associées à la nature. Au cœur de l’été, les célébrations se multiplient à travers les montagnes. C’est à l’une d’elles que nous nous rendons.
Sauf qu’un lieu sacré, ça se mérite. Il nous faut gagner les sommets par des pistes défoncées. Heureusement, Pidroni, notre chauffeur, est un as. Stoïque et digne au volant de sa vieille Lada Niva, il contourne chaque nid de poule avec dextérité et quoique chaotique, notre ascension se déroule plutôt bien.
Première halte dans la maison de Maia et Juansheri. Sur le perron, s’entassent d’énormes sacs de victuailles : les préparatifs pour la fête qui va s’étaler sur plusieurs jours. Il est 11 heures. Nous sommes accueillis par un verre de vin. A l’intérieur, Maia, l’institutrice du hameau, prépare à manger. Elle dépose les plats sur la table : aubergines frites recouvertes d’une pâte de noix, pommes de terre, fromage maison et tomates. Mais comme les autres femmes de la maison, elle ne prend pas part au repas. La société géorgienne est très patriarcale, et plus encore dans ces villages.
Les toasts se succèdent. On boit à la Géorgie, aux victimes des combats d’août dernier, à la France et même à Nicolas Sarkozy. Mirza, le frère de Maia, était sur le front durant le conflit. Il garde une profonde reconnaissance au Président français d’être intervenu pour mettre fin à la guerre. On sent bien qu’il ne faut pas trop le contredire sur ce point. On se garde de parler de gesticulation médiatique ou de plan de paix bancal et non respecté. Alors on trinque à Nicolas Sarkozy en essayant de ne pas avaler de travers. Surtout que Mirza va nous servir de guide jusqu’à la cérémonie. Ce serait dommage de se brouiller avec lui.
Nous repartons ensemble. Les routes sont de plus en plus escarpées et difficilement praticables. Mais les paysages, avec ces gorges verdoyantes, sont sublimes. Sur le chemin, Mirza nous raconte les légendes qui peuplent la montagne. Comme celle de ce village, Uzilaurta, littéralement les sans-sommeil. Par le passé, les Kistapi, un peuple tchétchène, seraient venus kidnapper des habitants de ce village. Les rescapés auraient alors cessé de dormir pour monter la garde. Mirza évoque également la tradition du « retour de sang », sorte de vendetta entre les familles locales.
Nous voici enfin arrivés au sommet, à près de 3000 mètres d’altitude, où se déroule la cérémonie. Des tentes de fortune faites de bâches tendues sur des rondins de bois s’alignent sur l’herbe. A l’intérieur, les femmes cuisinent. Des jeunes filles fabriquent des couronnes de fleurs. Des garçons jouent aux cartes.
Course de chevaux, banquet et Fleurs du mal
Tout au bout du campement se dresse un petit sanctuaire de pierres surmonté d’une croix. Seuls les hommes ont le droit de s’y rendre. Il abrite la bière sacrée qui permet de communiquer avec le monde des morts et celui des dieux. Elle est sanctifiée par le prêtre appelé « khevisberi » (la tête de la vallée). Celui qui officie dans cette cérémonie est âgé de 83 ans, reconnaissable au mouchoir blanc qui couvre sa tête. Assis en tailleur, il nous raconte comment il est devenu prêtre. Dans sa famille, les hommes occupaient cette fonction depuis des siècles. Sauf son père qui avait abandonné la religion. Seulement, à l’âge de 16 ans, le futur khevisberi est tombé gravement malade. Alors qu’il était sur le point de mourir, ses parents ont consulté une voyante. Elle leur a délivré cette prédiction : pour guérir, leur fils devait retourner aux traditions de ses ancêtres et devenir prêtre. Lui-même désignera son successeur grâce à une vision, nous explique-t-il.
Pour l’heure, il donne le départ d’une course de chevaux, en faisant sonner les cloches du sanctuaire. Les cavaliers s’élancent au galop. L’un d’entre eux, complètement ivre, zigzague et tombe de sa monture. Des hommes viennent à son secours et le remettent tant bien que mal en selle. Il repart à toute vitesse et disparaît au loin. Une demi-heure plus tard, les concurrents réapparaissent, lancés à toute allure, sous les cris des spectateurs. Après avoir fait trois fois le tour du sanctuaire vient le moment de désigner le gagnant. Désaccord, le ton commence à monter. Quand arrive le khevisberi. D’une voix tonitruante couvrant le tumulte, il impose le nom du vainqueur. Le calme revient aussitôt, personne n’osant contester la parole du prêtre. En guise de récompense, le gagnant de la course reçoit le droit de servir la bière sacrée.
Pendant ce temps, les femmes étalent des toiles sous les tentes pour disposer les plats du « supra », le traditionnel banquet géorgien. Le matin même, un mouton a été égorgé. Sacrifice rituel offert aux divinités mais aussi mets principal du repas. Les groupes se rassemblent sous les tentes. Escortés par David qui se présente comme « l’unique et dernier » traducteur de Baudelaire en géorgien et récite avec emphase des passages entiers des Fleurs du mal – plutôt surprenant au fin fond des montagnes pchaves -, nous nous joignons à un groupe d’hommes déjà bien attaqués par le vin, la vodka et la tcha-tcha. Parmi eux, un vieillard beugle qu’il est communiste et qu’il peut sentir l’esprit de Staline en lui. Après tout, la Géorgie est le pays natal du petit père des peuples.Le cérémonial des toasts recommence. De plus en plus lyrique. On loue la beauté de la nature et des femmes, on invoque les dieux et les âmes des disparus, on bénit le lieu sacré. Et ainsi de suite durant toute l’après-midi. La journée se termine en chansons autour d’un joueur de pandouri, une sorte de guitare à trois cordes. Le khevisberi sonne le départ. Accompagné de chants polyphoniques, sa croix sacrée recouverte de foulards sur l’épaule, le vieil homme ouvre la procession vers un nouveau lieu sacré. Pour une nouvelle journée de célébration.